Article de Libération.fr par Françoise-Marie Santucci publié le 9 mars 2001 à 23h57

C'est un coup de gueule. Contre les «tournantes». Isabelle Steyer, une avocate parisienne, n'en peut plus de ces dossiers cachés, plombés par le silence, tus par la peur. Des affaires comme celle-ci, survenue en février 1999 dans les Hauts-de-Seine: une jeune fille de 14 ans, sous la menace d'une bombe lacrymogène, doit faire des fellations à son petit copain et deux de ses potes. L'adolescente porte plainte malgré les menaces. Les garçons viennent d'être jugés à Nanterre. Leur défense? Elle était consentante, c'est une «fille facile». Dans le langage commun des avocats, éducateurs et magistrats, on appelle ça une «tournante»: partager sa petite copine avec les amis. Sans consentement, disent les filles. Avec leur accord, répondent les garçons. Qui parfois nomment l'exercice d'une manière plus crue: le «plan pétasse».

Les tournantes, et, de manière plus large, les viols commis «en réunion» sont des crimes, qui conduisent droit en cour d'assises (1). Mais les agresseurs en ont-ils vraiment conscience? «Dans l'esprit des garçons, faire ça à une fille, c'est rien», dit une juge d'Evry (Essonne). Et «ça» arrive souvent? Les statistiques sont imprécises (lire ci-con tre). Interrogés par Libération, les magistrats des tribunaux d'Evry et de Bobigny (Seine-Saint-Denis) évoquent entre «cinq et quinze affaires par an». A la Brigade des mineurs de Paris, où l'on établit pour la capitale une fourchette similaire, un policier parle de «banalisation». «Des rapports brutaux, sans sentiments, les filles deviennent des paillassons.»

Local à poubelles. La scène se déroule en janvier 1999, dans l'Essonne; quelques temps plus tard, Lamine et Kader racontent au juge comment ils ont participé à un viol collectif. Ils étaient trois. Lamine: «La nuit commençait à tomber, j'étais chez ma copine quand un pote est venu me chercher, me disant que Kader était dans le local à poubelles en train de piner une gonzesse. Il m'a demandé si je voulais venir. La fille était couchée sur le dos, Kader sur elle, en train de la piner. Cette fille je la connais comme ça, elle criait qu'elle ne voulait pas.» Kader: «Quand je suis arrivé, Kouadio était allongé sur elle. Puis je l'ai pénétrée par l'anus, et je l'ai retournée pour la pénétrer dans le vagin. [...] Après, avec Lamine, on a fait "la doublette", un devant, l'autre derrière. Un moment, Kouadio a allumé son briquet, on a vu qu'elle saignait. On s'est dit qu'on l'avait "déviergée".» La jeune fille avait 15 ans. Une juge d'Evry: «On constate très souvent, en plus du viol, des actes proches de la torture et de la barbarie.»

Parfois, ça vire au spectacle. A Bobigny, on se rappelle encore l'histoire de Claire, une ex-toxicomane. A la suite d'une embrouille, elle se retrouve coincée par plusieurs garçons, violée pendant deux heures, nez et côtes cassées. «Ça s'est déroulé en bas de la cité, tout le monde est descendu, on buvait, on encourageait les violeurs. C'était l'attraction», raconte une juge. Claire était lesbienne. Tout le monde le savait et jusqu'au viol, ça passait bien. Mais elle n'était pas «protégée» par un garçon, remarque une avocate, elle n'était pas «recommandable»: «En l'absence de petit copain ou de grand frère, on peut tout se permettre, on ne respecte pas la fille.» Loin des slogans féministes, on assisterait, selon un juge de Bobigny, à un tassement des valeurs. «La fellation, pour ces garçons, correspond aux mains aux fesses d'antan. Ça ne compte pas, ce n'est pas un rapport sexuel.» Mais qu'est-ce qu'un «vrai» rapport sexuel, quand sociologues et magistrats s'accordent à pointer la grande misère affective régnant dans les cités?

Punition. Entre le sexe «sans importance» et le sexe «d'apprentissage» se glisse parfois une autre notion: le sexe comme instrument d'une vengeance ou d'un troc. L'histoire se passe dans l'Essonne. Un garçon, pour «punir» une fille qui ne lui avait pas rendu son portable à temps, a «marchandé» avec elle des relations sexuelles. Le prix à payer: fellation et sodomie. Mais il a été trop loin. Jusqu'aux rapports vaginaux. Du coup, la fille a déposé plainte. «Parce qu'elle n'était plus vierge et qu'avec ses parents maghrébins, ça posait problème pour le mariage», raconte une juge.

Là survient un casse-tête juridique: comment prouver le viol alors que, pour une partie des faits, les filles sont incapables d'opposer la moindre résistance? L'adolescente ma ghrébine, par exem ple, n'a cessé de répéter à la juge: «Je ne pouvais pas refuser, pas faire autrement.» Isabelle Steyer, l'avocate parisienne, confirme: «Person ne ne pousse ces filles à élaborer un système de pensée.» Et pour cause: en plus de la honte, il y a la culpabilité. «Les victimes sont écrasées», dit Sylvie Lotteau, magistrate à Bobigny, qui se remémore un cas bien précis, dans les Yvelines. En rentrant d'une fête, tard le soir, une adolescente est abusée par plusieurs garçons, dont son petit ami. Une fois chez elle, la gamine, incapable de parler, écrit juste dans son cahier de textes: «J'ai été violée.» La mère tombe dessus. Et engueule sa fille. Parce qu'elle a trop traîné. Parce que, d'une certaine façon, elle l'a bien cherché. «La mère a repris le cahier de textes, raconte la magistrate. Elle a barré la phrase et réécrit à côté: "J'ai été à moitié violée."»

Les caves. Cette honte, ajoutée à la peur des représailles, à la crainte de devoir fuir la cité (lire témoignage ci-dessous), pousse souvent les victimes à garder le silence. Celles qui déposent plainte sont rares. Un policier raconte: «On l'apprend souvent par quelqu'un d'autre. Il arrive que les filles ne viennent pas aux confrontations. On fait l'enquête presque malgré elles.» Mais quand une adolescente trouve le courage de parler, c'est parfois des mois d'abus qu'elle dévoile. Tout un passé de souffrance. De silence. Dans le langage policier, on les appelle les «ultraviolées». Comme si, une fois abusée, la fille devenait une «cochonne» sur laquelle tout est permis. «C'est un cercle vicieux, on viole ces filles et après, pour les garçons du coin, elles sont des putes, des filles à caves», explique un juge de Bobigny.

Mais ça peut aussi se passer dans un terrain vague, dans les toilettes d'une école, dans le local à poubelles, dans un squat. «Des lieux toujours très romantiques», dit un magistrat d'Evry, où les filles sont prises au piège, non seulement des garçons, mais aussi de leurs propres sentiments. «La plupart du temps, les victimes des tournantes sont folles amoureuses de leur petit copain. Celui-là même qui va l'offrir à sa bande.» A ces filles-là, on n'accorde aucun égard, sauf peut-être l'usage de la capote. Et encore. Pas toujours. Des fois on bricole. «Comme les préservatifs coûtent cher, ils utilisent des sacs en plastique de chez Attac ou Carrefour», dit Sylvie Lotteau de Bobigny.

Et puis il y a «l'après». La gamine retourne au collège, où tout le monde chuchote que c'est «une salope». Les parents subissent des menaces. Déménagent parfois. Le procès ravive la douleur. Ça se passe soit devant des tribunaux pour enfants, soit en cour d'assises des mineurs, soit, quand les garçons sont majeurs, en cour d'assises. Mais toujours à huis clos. Du coup, on n'en parle jamais. «C'est très dur pour les filles. Elles se retrouvent face à leurs agresseurs, mais aussi face aux autres garçons de la cité», dit Isabelle Steyer. Une fois, raconte l'avocate, «on a dû sortir, la jeune fille et moi, sous escorte policière. C'est le grand drame de ces gamines. En plus du viol, elles affrontent la culpabilité et la solitude. Toujours.».

(1) Depuis 1980, le viol inclut la fellation et la sodomie. Le viol «en réunion» est une circonstance aggravante.