Article publié en mars 2013 dans la revue “Santé Mentale” n° 176
La victime de viol et la loi
Dans le cadre de la procédure pénale, l’Institution judiciaire considère que c’est à la victime de viol d’assurer la compréhension de ce qui lui est arrivé. Il revient également à l’avocat de faire admettre la part psychologique du traumatisme.
La victime de viol est assistée lors du procès par un avocat, dont le rôle est de porter sa parole et de l’éclairer sur la procédure. La notion d’« accompagnement de la victime » est cependant paradoxale dans la mesure où le droit pénal ne connaît ni la notion de victime, ni celle d’accompagnement. Il s’agit plutôt d’un savoir être que j’ai tenté d’acquérir en m’imprégnant des doléances et des inquiétudes de mes clientes, impatientes d’accéder à l’institution judiciaire.
Dans de nombreux cas, les victimes de viol intentent une action en justice encouragées par leur psychologue, qui leur affirme que la loi doit être dite avant d’envisager une réelle thérapie. Mais l’institution judiciaire, qui méconnaît l’institution psychiatrique et psychanalytique, demeure très opaque pour les soignants. Il faut retenir que huit procédures sur dix sont classées sans suite (1), ce qui est destructeur pour les victimes. La victime de viol se situe donc au croisement de deux institutions animées par des logiques différentes. Du point de vue du droit pénal, la question de la souffrance de la victime n’est pas appréhendée par les textes en vigueur. Seule la femme majeure, qui a été victime lorsqu’elle était mineure, voit sa difficulté à dire et porter plainte reconnue par le Code de procédure pénale (2).
DES FAITS ANCIENS
Les victimes de viol mineures au moment des faits disposent d’un délai de vingt ans à dater de leur majorité pour déposer plainte contre leur agresseur (3). Ce délai, qui semble bien légitime à un psychiatre, constitue une révolution judiciaire à plus d’un titre.
Il est en effet exceptionnel dans l’histoire du droit, que le droit pénal se positionne du côté de la victime, le législateur prenant en compte les blocages psychologiques liés au viol qui rendent impossible le dévoilement des faits. Le droit pénal intègre donc le temps souvent nécessaire à la victime pour mûrir sa décision de porter l’agression devant la justice. La personne va ainsi déposer plainte alors qu’elle est devenue une jeune femme, éventuellement mariée et accompagnée dans sa démarche par son époux ou compagnon. Le temps écoulé entre les faits et la plainte lui aura permis, le cas échéant, d’accéder à une sexualité consentie.
C’est donc dans le passage de l’état d’enfant à celui de femme que va s’opérer la mutation du témoignage. Les mots d’enfant disparaissent au profit des paroles de l’adulte.
Au tribunal, les termes employés par la victime sont alors les mêmes que ceux employés par l’agresseur ou les juges.
Par exemple, une victime ne nomme pas une fellation de la même façon à 35 ans qu’à 6 ans.
Juge, victime et mis en examen ont donc un langage commun, ce qui ne veut pas dire une analyse partagée des faits. Car l’institution judiciaire demande à la victime de fournir des explications sur ce temps passé entre les faits et la plainte. Concrètement, un des rôles de l’avocat est de prévenir la plaignante que le juge va lui demande de s’expliquer sur des faits incompréhensibles pour un juriste :
– Pourquoi avoir autant attendu pour déposer plainte?
– Pourquoi ne pas l’avoir fait au moment des faits?
– Pourquoi ne pas avoir parlé à des médecins, parents, amis?
La victime, face aux magistrats, aux confrères adverses et aux jurés, doit s’expliquer sur sa propre problématique. L’institution judiciaire investit la plaignante de la charge d’assurer la compréhension de ce qui lui est arrivé. Elle ne l’aide pas dans sa recherche de l’appréhension des conséquences du viol, et va même conduire la victime vers la déroute si elle n’arrive pas à faire comprendre les faits, voire la condamner pour dénonciation calomnieuse.
• Le temps, un allié
Dans ce contexte, le temps écoulé depuis les faits, mis à profit dans le cadre d’une thérapie, permet de répondre aux questions posées précédemment. Le temps, et donc le délai de prescription, est un allié indispensable pour la victime de viol. Dans mon expérience, seules les femmes qui ont bénéficié d’une thérapie adaptée, ou engagé une réflexion, parviennent à obtenir une condamnation pénale de leur agresseur.
Ce constat est sévère mais réaliste. L’institution doit dire la vérité juridique et non historique. Il ne lui appartient pas d’accompagner la victime, de lui permettre d’analyser ce qu’elle a subi, pas plus qu’elle n’accompagne l’agresseur. L’institution judiciaire lui demande de donc le délai de prescription, est un allié indispensable pour la victime de viol. Dans mon expérience, seules les femmes qui ont bénéficié d’une thérapie adaptée, ou engagé une réflexion, parviennent à obtenir une condamnation pénale de leur agresseur.
Ce constat est sévère mais réaliste. L’institution doit dire la vérité juridique et non historique. Il ne lui appartient pas d’accompagner la victime, de lui permettre d’analyser ce qu’elle a subi, pas plus qu’elle n’accompagne l’agresseur. L’institution judiciaire lui demande de se comprendre elle-même. Ce raccourci peut paraître douloureux mais il est légitime. Une décision de justice est la somme d’un savoir constitué de preuves matérielles et affectives. L’avocat assiste la victime dans la recherche de preuves matérielles d’un crime commis parfois de longues années auparavant. L’information de la victime et sa participation efficace à la procédure conditionnent donc la réussite de son action pénale. À défaut, l’institution judiciaire fonctionne comme un piège. La victime s’expose à un classement sans suite, un non-lieu, voire une décision de relaxe ou d’acquittement, parfois à une correctionnalisation du dossier, dans le meilleur des cas.
FAITS RÉCENTS
La victime majeure de viols récents se trouve dans une position à la fois optimum pour obtenir des preuves matérielles des faits mais la plus inconfortable pour exposer l’acte. L’avocat lui demande de déposer plainte alors qu’elle n’est pas en état psychique de le faire. Tout le paradoxe est là.
L’institution va rechercher la preuve matérielle, qui même proche dans le temps, reste difficile à obtenir. Le risque de classement sans suite est d’emblée plus élevé que dans toute autre affaire. Réunir les preuves signifie :
– identifier et interpeller le prévenu;
– faire un transport sur les lieux (4), rechercher les ADN ;
– établir le déroulement des faits;
– rechercher les antécédents du mis en cause.
Or, en raison de son traumatisme, la vic¬time coopère péniblement à l’enquête de flagrance ou à l’enquête préliminaire (5). Elle éprouve les plus grandes difficultés à s’exprimer sur un acte qu’elle ne comprend pas et doit répondre à des questions indispensables à l’enquête, qui lui semblent déplacées, inutiles. La plupart du temps, elle apparaît « décalée » aux policiers, soucieux d’interpeller un violeur, souvent récidivant. La victime doit livrer un témoignage dans l’ordre chronologique des faits criminels, précis et concordants. Or, les premières déclarations de la victime, parcellaires, désordonnées, peuvent être complétées par la suite. Les policiers lui demandent de se remémorer des faits qu’elle veut oublier. Souvent, elle leur décrit souvent la scène d’avant le viol avec précision, celle du crime devenant plus confuse… En état de stress post-traumatique intense, elle ne peut restituer un témoignage de qualité, conforme à ce que l’enquêteur attend d’elle. Elle est par ailleurs dans l’incapacité d’expliquer son attitude de sidération lors du viol, ou d’identifier ses stratégies d’évitement et ses réactions dissociées.
• La question du consentement
Une question fondamentale en cour d’assises reste celle de l’absence de consentement. C’est à la victime de démontrer qu’elle n’était pas consentante, elle porte seule la charge de la preuve d’un acte négatif. Cette parole est une preuve de l’intime, que l’agresseur niera. L’audition de la victime en temps réel ne lui permet donc pas de prendre ses distances avec sa propre représentation de ce qu’est une personne violée. L’institution judiciaire a sa propre représentation de la victime de viol, cela signifie que chaque magistrat juge avec sa représentation.
Souvent, la victime est entendue en qualité de témoin, dans son acception du dictionnaire : « Personne qui a vu ou entendu quelque chose, et qui peut éventuellement le certifier, le rapporter. » Il faudrait donc que la victime soit « témoin » de son propre viol. On voit que l’institution à tendance à gommer le traumatisme. Il est d’ailleurs très étonnant de constater à quel point les victimes estiment que leurs propos ont été mal transcrits par les policiers, voire déformés. Dans l’inconscient institutionnel, leurs oublis, leurs incompréhensions, leurs inversions nuisent à la qualité de leur témoignage, alors même qu’ils font partie de l’authenticité de ce témoignage. Le paradoxe consiste à effacer l’émotionnel et construire à tout prix un témoignage dénué d’affect ou de vérité psychologique. L’institution tente ainsi de construire le témoignage d’une « bonne victime ».
Je rencontre souvent des femmes, non assistées par un avocat spécialisé, qui ne comprennent pas du tout ce qui se joue autour de leur témoignage. Elles voudraient dire leur souffrance, exprimer leur questionnement, ce qui n’est pas entendu. Car (“institution est en difficulté avec l’émotionnel et le traumatisme, qu’elle souhaite « expulser » de la procédure.
Il revient donc à l’avocat d’expliquer le fonctionnement, les limites et possibilités de l’institution, avec diplomatie. Il lui appartient également d’expliquer le comportement de la victime à la cour afin de prouver la vérité psychologique du témoignage. Cour qui ne comprend pas pour quelles raisons la victime inverse la scène I avec la scène II, ni pourquoi elle garde le souvenir d’un préservatif rose alors qu’il était bleu ?
CONCLUSION
Paradoxalement, c’est en ma qualité d’avocat expérimenté qu’il m’appartient de faire entrer la part psychologique déniée dans le dossier. Il m’appartient de déculpabiliser la victime qui redouble souvent de culpabilité en constatant à quel point le judiciaire ne comprend pas son comportement. Formation, évolution des mentalités et de contexte légal apparaissent indispensables. À l’aune d’une loi « cadre » sur les violences faites aux femmes (6), le législateur devrait se penche sur plusieurs mesures concernant les femmes majeures victimes. Celles-ci pourraient : -voir leur première audition filmée, à l’instar des mineurs ;
– être assistée d’un psychologue au sein du commissariat ou être entendues dans les locaux plus adaptés des Unités médico-judiciaires ou hôpitaux en province.
– être entendues par un policier spécialisé dans le recueil de la parole des victimes, par un juge d’instruction spécialisé. Si tous les intervenants judiciaires étaient formés, les paroles seraient enfin entendues et non plus simplement notées dans un procès-verbal. Ces avancées contribueraient à la construction d’un savoir judiciaire humaniste.
(1)- Enquête nationale sur les violences envers les femmes (ENVEFF), 2000. Ined, 2001.
(2- Loi n° 89-487 du 10 juillet 1989 relative à la prévention des mauvais traitements à l’égard des mineurs et à la protection de l’enfance.
(3)- Loi citée modifiée par les Lois n° 98-468 du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs, n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité.
(4)- Le juge et les parties se rendent sur les lieux pour vérifier s’ils sont conformes aux dires des parties.
(5)- Lorsque les recherches débutent dans les 24 heures après la commission du crime, il s’agit d’une enquête en flagrant délit, procédure qui donne davantage de pouvoir aux policiers dans ce type de crime. Par la suite, une plainte déposée entraîne une enquête préliminiare.
(6)- Des associations regroupées au sein du Collectif national des droits des femmes (CNDF) réclament l’adoption d’une loi-cadre qui prendrait en compte tous les aspects de la lutte contre les violences faites aux femmes : la prévention, l’information, la formation de professionnels, le soutien et la protection des victimes, le fonctionnement judiciaire, et la modification du code de procédure pénale. Elles travaillent à cette fin avec le ministère des Droits des femmes et la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF).