Interview réalisée pour Marie-Claire, article du 20/06/2019 par Corine Goldberger

Lundi 03 juin, à Crêches-sur-Saône (Saône-et-Loire) une femme de 31 ans a été tuée par son compagnon 32 ans, dans une chambre de l'hôtel "Première Classe". Le 27 mai, à Kanfen (Moselle) c’est Mariette 65 ans, qui était battue puis étranglée par son compagnon Gérard Lang.

Le même jour, à La Madeleine (Nord) Nathalie Debaillie (47 ans) était retrouvée égorgée au domicile de son ex, un certain Jérôme Tonneau (53 ans), après avoir été agressée puis enlevée sur un parking par l’ex en question, accompagné de 3 individus… Nathalie avait déposé une main courante contre son ex pour menaces en début d'année. Elle était mère de 2 enfants.

On pourrait continuer longtemps encore cette sinistre litanie de féminicides. 120 femmes avaient été assassinées par leur conjoint ou leur ex en 2018, 61 déjà depuis le début de l’année 2019. Quand vous lirez ces lignes une ou deux autres femmes auront sans doute été tabassées à mort, étranglées, tuées par balles, ou poignardées par leur conjoint ou leur ex. Sans compter celles qui ont survécu, comme cette mère enceinte de 32 ans de Villetaneuse, poignardée de plusieurs coups de couteau mercredi 5 juin par son mari, déjà accusé par le passé de violences conjugales.

Débordées, les féministes réclament des mesures fortes au gouvernement. Ainsi, le 30 mai, une soixantaine de Femen se sont juchées sur les colonnes Buren au Palais royal, avec sur leur poitrine le nom de 60 femmes assassinées. « Aux femmes assassinées, la patrie indifférente », « Pas une de plus ! » et « Stop féminicide !. Mais les mots n’arrêtent pas poings et coups de couteau. Alors que faut-il faire de plus pour protéger les futures victimes annoncées des massacreurs de femmes ? Nous avons posé la question à Isabelle Steyer, avocate et spécialiste du droit des femmes et des enfants.

Marie Claire : On voit bien au travers des dernières affaires, que les mains courantes, les mesures d’éloignement du conjoint ou de l’ex violent n'empêchent pas les féminicides. Que faire de plus, concrètement?

Isabelle Steyer : D’abord, parlons du contexte. Dans à peu près 50% des féminicides, l'agresseur avait déjà fait l'objet de plusieurs plaintes et d'avertissements, que ce soit une garde à vue, un classement sous conditions, une médiation pénale, une composition pénale (l'agresseur a reconnu les faits a minima, et il écope d’une peine moindre ça désengorge les tribunaux). Suite à ces plaintes, l’agresseur avait été soit déféré devant un juge, soit convoqué devant un procureur, donc il y avait eu des procédures. Or, quand il y a déjà eu plusieurs plaintes pour menaces de mort ayant débouché sur une convocation devant le procureur, on peut être sûre qu'il y a tous les risques que l’agresseur passe à l'acte et tue sa compagne ou son ex.

Dans les affaires d’homicides que vous plaidez actuellement ?

Oui, ce sont toujours des hommes qui avaient déjà été condamnés ou qui avaient fait l'objet d'une mesure de sursis aux poursuites, ou à une peine. On sait que dans ces situations à haut risque, éloigner une nouvelle fois le prévenu ne sert à rien puisqu'on sait qu'il reviendra, harceler sa femme ou son ex, avec des menaces mortifères : « Je vais te tuer », « je vais te buter »…

Ainsi, en avril dernier, Dalila, une mère de famille de 51 ans, a été tuée à Vidauban (Var) alors que les gendarmes venaient de quitter le domicile conjugal et que son mari violent devait être jugé le 12 août pour violences conjugales…

C'est donc la femme qu'il faut protéger en l’éloignant. Il faudrait que les policiers puissent lui donner des bons d'hôtel s'il n'y a pas de place disponible en centre d’hébergement, la famille, connue de l'agresseur n’étant clairement pas une alternative. Cette adresse provisoire doit évidemment rester secrète, cachée de l’agresseur.

Une femme menacée a beau avoir une nouvelle adresse cachée, rien n’empêche son agresseur de l'attendre pour l’attaquer devant son lieu de travail…

C’est en effet toute la vie de cette femme qui est à protéger. C’est pourquoi comme en Espagne, il faudrait faire porter un bracelet électronique à l’agresseur qui recommence à menacer, harceler. C’est un système de géolocalisation qui bipe un centre de contrôle, un commissariat, dès que l’homme violent entre dans le périmètre de sécurité de la femme. Et ce 24 heures sur 24 : qu’il s’agisse du domicile, du lieu de travail ou de l’école des enfants de la femme menacée.

Parce que quand ils ne peuvent plus atteindre leur ex, les hommes violents peuvent se vengent sur ce à quoi elle tient le plus : ses enfants. Placé par le juge des libertés, le bracelet électronique, permettrait de les localiser tout de suite, quand ils vont à la sortie de l'école se faire passer pour un pauvre papa privé de ses enfants, avec d’autant plus de crédibilité que parfois, les enfants eux-mêmes se jettent dans les bras de leur père, devant témoins, parents, enseignants qui se demandent alors : « Mais qui est cette mégère qui empêche ce père de voir ses enfants ? »

Oui, l’Espagne est à la pointe ! Pourquoi le bracelet électronique n’a pas été imposé en France ?

Les arguments ? Un bracelet électronique, c'est contraignant, c'est attentatoire à la présomption d'innocence. On a aussi entendu qu'il n'y en avait pas assez. Ce n’est quand même pas très compliqué à fabriquer, ça ne doit pas être un investissement énorme. Je souligne que les ex ne se gênent pas pour installer des applis d’espionnage invisibles sur le téléphone de leur compagne ou ex pour la géolocaliser à distance, avoir accès à ses messages, sa liste d’appels, son historique, ses photos…

Ainsi ils savent tout, et entendent ses conversations. C'est pour cela que souvent, des femmes nous disent « Il sait tout de moi ! » Et elles deviennent parano, passent pour des folles parce que pas crues, évidemment. Il y a même des avocats qui conseillent à leurs clients d’utiliser une appli d’espionnage pour connaître la défense de la femme, préparer leur propre stratégie pour la coincer. Finalement, c'est le meilleur moyen de la rendre folle. Et de plaider qu’elle est folle… La boucle est bouclée.

Que répondre à ceux qui refusent le bracelet électronique au nom de la présomption d’innocence ?

On peut invoquer le principe de précaution. On l’invoque bien pour l’interdiction de la culture des OGM, pourquoi pas pour protéger des femmes dont la vie est directement en danger ?

Un bracelet électronique pourrait donc compléter utilement le fameux « téléphone grand danger ». Il y a eu 400 interventions l’année dernière grâce à ce dispositif.

Certes, mais le téléphone grand danger est un peu un gadget, parce que le temps que les policiers arrivent, l’agresseur peut avoir déjà assassiné. C’est ce qui s’est passé dans le Bas-Rhin l’année dernière. Condamné à un an de prison avec sursis pour avoir frappé sa femme, l’ex compagnon de Laetitia Schmitt, qui avait pourtant l’interdiction de l’approcher et même d’entrer dans sa commune, a fait irruption chez elle pendant que leurs filles étaient à l’école. Laetitia a bien appuyé sur le bouton de son téléphone, mais le temps que les gendarmes arrivent, il l’avait poignardée.

Finalement, quand le risque d’assassinat est élevé, est-ce qu’il ne faudrait pas exfiltrer les victimes annoncées, comme ces espions qui changent d’identité ?

En effet, ce que je demande, moi, c’est un changement total d’identité et de nouveaux papiers pour la femme menacée, et ses enfants, dans la foulée d’un changement de région. On le fait bien en effet dans les services secrets et pour les légionnaires. Il ne faudrait évidemment pas se contenter de prendre le nom de jeune fille de sa mère. Je l’ai demandé pour des menaces de crimes d’honneur dans la communauté turque pour protéger une femme qui avait parlé et qui avait peur d’être assassinée.

Évidemment, le risque zéro de fuites n’existe pas. Une vigilance extrême serait donc de mise avec les anciens réseaux amis, qui doivent être bien briefés. Comme c’est une question de vie ou de mort, Il faudrait couper les ponts avec les moins fiables, les plus bavards. Cela fait 20 ans que je dis que la meilleure mise à l’abri d’une femme en danger de mort, c’est l'anonymat total. Il ne suffit pas de dire aux femmes "Attendez un peu avant de retourner chez vous" puisqu'elles peuvent être assassinées dans leur voiture, comme dans des affaires récentes, parce qu’elles ne savent pas où aller. Je n'ai jamais eu de réponse à cette proposition.

Pour déménager avec ses enfants loin du père violent, il faudrait veiller à ce que la mère menacée ne soit pas en prime poursuivie pour enlèvement et non-représentation d’enfants !

Il faudrait en effet que le juge donne à la mère l’autorité parentale exclusive, lui donnant en outre le droit d’inscrire ses enfants dans une autre école, dans un autre département. Ce qui n’est évidement pas le cas actuellement.

Et pourquoi pas aussi un réseau de familles d’accueil provisoire pour les femmes menacées et leurs enfants ?

Oui, faute de places suffisantes en foyer et de bons d’hôtels, il faudrait mettre sur pied et sur tout le territoire un réseau de familles de confiance anonymes et bénévoles, n’ayant aucun lien, donc, avec les femmes menacées, disposant de chambres pour une ou deux nuits. Des « planques » comme pendant la Résistance.